Menu Close

XML     PDF

LA CITÉ DU BON ACCORD¹

Page with ornament
The Database of Ornament

LA Joie par excellence est de trouver un ami et de lui
montrer qu’on l’aime. Oui, la Joie par excellence, car
L’Amour même, avec tous ses emportements, n’a sa
vraie grandeur, n’est durable que par la fervente
amitié.

Mais en dehors de ce haut sentiment qui dépasse
de beaucoup la simple fraternité, puisqu’elle suppose une
association complète des volontés et des actes, combien d’impul-
sions naturelles auxquelles on donne ordinairement le nom
d’‘amitiés,’ et qui, sans mériter cette appellation glorieuse,
n’en sont pas moins des sentiments très nobles et qu’il faudrait
pleinement satisfaire! La sympathie voudrait souvent s’élancer
de l’homme à l’homme, mais pour mille causes étrangères elle
ne se manifeste point. Que de fois chacun de nous a-t-il ainsi
rencontré des personnes que d’un coup d’œil il a reconnues
comme des amis en puissance, comme des êtres avec lesquels
il voudrait échanger des pensées sincères, mais qui pour lui ne
seront jamais que des ombres, destinées bientôt à fuir de sa
mémoire : ce ne sont guère que des apparences vaines malgré
¹ This article is placed in the section ‘Autumn in the North’ since it has been
suggested by a recent visit from its writer. The foremost geographer in Europe,
M. Rechis, is also the joint-apostle with Tolstoi of the higher Anarchism. Both charac-
teristics of his thought are thus represented in his title; his generous hopefulness
most of all.
                                          104
les qualités puissantes, malgré tous les élans de bonté qu’il
sent devoir exister en elles. On s’est croisé, on a même pu
échanger un regard, peut-être le hasard vous a-t-il favorisé au
point de permettre un salut ou un serrement de main: c’est
tout et l’on s’engloutit de nouveau l’un pour l’autre dans le
gouffre infini de l’espace et du temps. Les amis virtuels restent
des amis inconnus. Seulement à la lecture de tel livre, à la
récitation de telle phrase, à l’ouie d’une même musique, sous
la pression des mêmes faits sociaux, les âmes sœurs vibrent
simultanément comme des plaques de cristal émues par un coup
d’archet. Si l’un des amis inconnus a la joie de travailler comme
artiste ou savant, ce qu’il chante, peint, sculpte, écrit peut du
moins créer une sorte d’amitié unilatérale: les sympathies se
précisent chez le lecteur ou l’auditeur. Parfois aussi, par
exemple dans une réunion publique, des sentiments d’enthou-
siasme s’échangent de l’âme à l’âme dans l’air brûlant. Une
tendresse mutuelle qui ne s’était jamais exprimée directement
trouve ainsi une issue momentanée, mais à la sortie les amis se
séparent et, plus tard, quand ils se rencontrent, ils ignorent que
leurs cœurs ont ensemble battu.

Comment done unir ceux qui ne demandent qu’à s’aimer?
Comment joindre les sympathies en un bonheur d’affection
réciproque? Au premier abord le problème semble impossible,
en ce monde conventionnel où règnent les formules, où tout est
mesuré par une éducation hypocrite, où tout ment, le regard,
le geste et le sourire. Mais non, l’œuvre peut s’accomplir, grâce
à ces hommes dévoués qui rapprochent dans une même entre-
prise les amis connus et inconnus. Si l’amitié engendre la
communauté des efforts extérieurs, de même, par une réaction
naturelle, un travail commun, abordé passionnément, révèle ou
suscite l’amitié entre les compagnons de labeur. Les tentatives
des êtres généreux qui font appel à toutes les initiatives, à
toutes les énergies, pour travailler au bien public, sont donc
doublement bonnes, à la fois par le but direct réalisé et par le
groupement d’amis qui, sans cela, ne se seraient jamais rencon-
trés : une conscience collective les anime ; ils vivent de la même

                                          105
vie et l’associent librement dans l’emploi de leurs individualités
diverses.

Un grand nombre de ces œuvres collectives, triomphe des
hommes de cœur sur l’égoïsme primitif, naissent sous mille
formes; la solidarité humaine fait surgir de tons côtés des
associations où les initiatives ont leur franc jeu, et où les amis
inconnus ont la joie de se découvrir mutuellement. Laquelle
de ces entreprises aura le plus d’importance historique dans
l’évolution de l’humanité? Toutes sont bonnes, puisque
l’impulsion morale en est parfaite; mais la meilleure est
certainement celle qui embrasse le plus d’intérêts humains et
leur donne le plus de satisfaction: c’est la ‘Cité du Bon
Accord.’

Je la vois d’ici, ayant sur la ‘Cité de Dieu,’ la ‘Cité du Soleil,’
et tant d’autres cités déjà rêvées, l’avantage capital de n’être
pas une pure conception de l’esprit, mais de se développer
d’une manière organique, de vivre enfin d’une vie toute con-
crète, en utilisant, pour les renouveler, les cellules vieillies
d’organismes antérieurs tombés en dissolution. Je la vois
dressant ses tours et ses clochetons, étalant ses terrasses
sur la colline superbe où vécurent les héros mythiques. En
bas se groupent les demeures des générations qui passent,
préparant par leur travail, achetant par leurs souffrances la
promesse d’un avenir meilleur. Au delà se prolongent les
hauteurs herbeuses ou fleuries de bruyères ; des roches
lointaines qui se montrent à l’horizon surgissent de la mer, et
l’on croirait entendre le murmure des vagues qui, dans l’infini
des temps écoulés, apportèrent nos aïeux.

La ‘Cité du Bon Accord’ domine tout cet immense espace, tout
ce monde de poésie et d’histoire, et par les yeux de l’esprit, je
la vois résumant le sens intime de tout ce passé, s’épanouissant
comme une fleur merveilleuse, dont la sève distillait dans le
sol des milliers de générations humaines. Le poète nous parle
de la ’Cité Dolente’ au seuil de laquelle le malheureux perd
toute espérance: ici nous entrons avec joie, pleins d’une noble
gaieté, avec la fière résolution d’accomplir de grandes choses.

                                          106
Ici tous auront le pain, le pain qu’il est si difficile, parfois si
humiliant de conquérir ailleurs; tous auront la santé que
donnera l’air pur, l’eau amenée en abondance des sources
cristallines; ils jouiront de la nourriture simple réglée par le
travail. Là tout un microcosme, résumé et en même temps
espoir du genre humain, fonctionnera sans effort, s’occupant
aux mille besognes de la vie, besognes toujours attrayantes
puisqu’elles seront choisies librement. Les artistes décoreront
les palais familiaux de leurs sculptures et de leurs fresques;
on s’instruira mutuellement dans les laboratoires, les musées
et les jardins; les jeunes filles nous chanteront des chœurs;
les enfants noueront et dénoueront leurs rondes autour des
vieillards heureux: nulle loi, nulle contrainte ne troublera le
grand accord.

Salut et joie à tous les amis inconnus que j’ai rencontrés
    dans la cité nouvelle! Salut et joie à tous ceux qui s’y
                       succèderont de siècle en siècle.

                                     ÉLISÉE RECLUS.

MLA citation:

Reclus, Élisée. “La Cité du Bon Accord.” The Evergreen: A Northern Seasonal, vol. 2, Autumn 1895, pp. 103-106. Evergreen Digital Edition, edited by Lorraine Janzen Kooistra, 2016-2018. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2019. https://1890s.ca/egv2_reclus_cite/