LA VIE ÉLARGIE
En ces villes d’ombre et d’ebène,
Où buissonnent des feux prodigieux,
En ces villes, où se démènent,
Avec leurs pleurs, leurs ruts et leurs blasphèmes,
A grande houle, les foules ;
En ces villes soudain terrifiées
De fête rouge ou de nocturne effroi,
Je sens grandir et s’exalter en moi,
Et fermenter soudain, mon cœur multiplé.
La fièvre, avec de frémissantes mains,
La fièvre, au vent de la folie et de la haine,
M’entrâine
Et me roule, comme un caillou, par les chemins.
Ma volonté s’annule et se supprime,
Mon cœur bondit, soit vers la gloire ou vers le crime,
Et tout-à-coup je m’apparais celui
Qui s’est, hors de soi même, enfui
Vers un irrésistible appel des forces unanimes.
Soit rage ou bien amour ou bien démence,
Tout passe, en vol de foudre, au fond des consciences,
Tout se devine, avant qu’on ait senti
Le clou d’un but profond entrer dans son esprit.
Des gens hagards échevèlent des torches,
Une rumeur de mer s’engouffre au fond des porches ;
Murs, enseignes, maisons, palais, gares,
Dans le soir fou, devant mes yeux, s’effarent ;
Sur les places, des poteaux d’or et de lumière,
Tendent, vers les cieux noirs, des feux qui s’exaspèrent ;
Un cadran luit, couleur de sang, au front des tours ;
Qu’un tribun parle, au coin d’un carrefour,
Avant que l’on comprenne un sens â ses paroles,
Deja l’on suit son geste—et c’est, avec fureur,
Qu’on jette à terre et qu’on outrage un empereur,
Qu’on brise et qu’on abat le socle, où luit l’idole.
La nuit est colossale et géante de bruit,
Une électrique ardeur brule dans l’atmosphère,
Les cœurs sont à prendre ; l’âme se serre
En une une angoisse énorme, et se délivre en cris ;
On sent qu’un seul instant est maître
D’épanouir ou d’écraser ce qui va naître ;
Le peuple est à celui que le destin
Dota d’assez puissantes mains,
Pour manœuvrer la foudre et les tonnerres,
1 Et
Et dévoiler parmi tant de lueurs contraires
L’astre nouveau que chaque ère nouvelle
Choisit pour aimanter la vie universelle.
Oh dis, sens tu, qu’elle est belle et profonde,
Mon cœur,
Cette heure,
Qui crie et frappe au cœur du monde?
Que t’importent et les vieilles sagesses,
Et les soleils couchants des dogmes dans la mer ;
Void l’heure qui bout de sang et de jeunesse,
Voici la formidable et merveilleuse ivresse
D’un vin si fou, que rien n’y semble amer.
Un large espoir, venu de l’lnconnu, déplace
L’équilibre ancien dont les âmes sont lasses ;
La nature parait sculpter
Un visage nouveau à son éternité ;
Tout bouge—et l’on dirait les horizons en marche.
Les ponts, les tours, les arches
Tremblent au fond du sol profond,
La multitude et ses brusques poussées
Semblent faire éclater les villes oppressées,
L’heure a sonné des debâcles et des miracles
Et des gestes d’éclair et d’or,
Là bas au loin, sur les Thabors.
Comme une vague en des vagues fondue,
Comme une aile perdue au fond de l’étendue,
Engouffre toi
Mon cœur, en ces foules, battant les capitales
De leurs terreurs et de leurs rages triomphales.
Vois s’irriter et s’exalter
Chaque clameur, chaque folie et chaque effroi ;
Fais un faisceau de ces milliers de fibres,
Muscles tendus et nerfs qui vibrent ;
Aimante et réunis tout ces courants—et prends
Si large part à ces brusques métamorphoses
D’hommes et choses,
Que tu sentes l’obscure et formidable loi
Qui les domine et les opprime
Soudainement, à coups d’éclairs, se préciser en toi.
Mets en accord ta force avec les destinées
Que la foule, sans le savoir,
Promulgue en cette nuit d’angoisse illuminée.
Ce que sera, demain, le droit de devoir,
2 Seule,
Seule, elle en a l’instinct profond,
Et l’univers total s’att èle et collabore
Avec ses millions de causes qu’on ignore
A chaque effort vers le futur, qu’elle élabore
Rouge et tragique, au fond des horizons.
Oh! l’avenir, comme on l’écoute
Crever le sol, casser les voûtes,
En ces villes d’ébène et d’or, où l’incendie
Rôde, comme un lion dont les crins s’irradient ;
Minute unique, où les siècles tressaillent,
Nœud que les victoires dénouent dans les batailles,
Grande heure, où les aspects du monde changent
Où ce qui fut juste et sacré parait étrange
Où l’on monte vers les sommets d’une autre foi,
Où la folie, en ses tempêtes,
Forge la vérité nouvelle, et la décretè,
Et l’affranchit de la gâine de lois
Comme un glaive trop grand pour le fourreau
Et trop clair et trop pur pour le bourreau.
En ces villes soudain terrifiées
De fête rouge et de nocturne effroi,
Pour te grandir et te magnifier
Mon âme, enferme toi.
EMILE VERHAEREN
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MLA citation:
Verhaeren, Emile. “La Vie Élargie.” The Dial, vol. 5, 1897, pp. 1-3. Dial Digital Edition, edited by Lorraine Janzen Kooistra, 2019-2020. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2020. https://1890s.ca/dialv5-verhaeren-elargie/