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Lilla

Conte de Neige pour mon neveu Rudi

Par le Prince Bojidar Karageorgevitch

ELLE était partie la petite Lilla, et Hélo savait qu’elle était partie
pour toujours.

Aussi lorsqu’au dernier tournant de la route, là bas, trés loin,
où le lac finit, il n’avait plus vu le petit nuage d’or des cheveux de
Lilla briller sur le rouge de la carriole qui emportait la petite fille,
Hélo s’était senti comme sans son coeur, et s’était mis à errer
longtemps, longtemps.

Un à un il avait repris tous les sentiers parcourus avec la chére
absente, il avait revu toutes les places où elle s’était reposée, s’était
arrêté devant les buissons qui tant de fois, les premiers jours, avaient
déchiré ses claires robes de princesse . . . .

Lilla était venue un matin, amenée par sa mère, qui, pour la,
convalescence de l’enfant, cherchait loin des villes, dans les mon-
tagnes du Jemtland, où les été sont une éternelle limpidité d’aurore,
l’air pur, ordonneé par les médecins à la petite malade.

La maison des parents de Hélo, plantée seule au bord du lac,
tout rouge, l’air presque d’un joujou avec son petite balcon et son
toit surplombant l’eau, avait séduit la voyageuse, et elle s’était
décidée à y rester jusqua’a la complète guérison de sa fille.

                                                Lilla

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Lilla avait pour ses jeux et ses promenades un petit compagnon
en Hélo.

Suédois tous deux, les enfants parlaient la même langue, lui avec
l’accent lent et guttural des gens de la montagne, la petite fille
avec le martellement, pressé un peu, des gens de ville, et Hélo ravi
l’écoutait pour sa jolie musique de voix sans souvent comprendre
les paroles . . . .

De suite les enfants avaient été amis.

La pâle et frêle petite fille, toute délicate de sa longue maladie,
semblait à Hélo une des fées du lac auxquelles il pensait lessoirs de
clair de lune, et lui charmait la petite Lilla par sa jolie fraicheur,
ses joues de santé, et la vérité de ses grands yeux verts.

Les enfants se parlaient peu. Dès le premier jour après s’être
dit leurs noms, ils étaient restés assis en silence, l’un à côté de
l’autre, un long temps à regarder le lac, et là bas, tout lå bas, dans
le bleu du loin, les pics recouverts de neige.

Au premier regard ils s’étaient compris, et les paroles, pour eux,
ne pouvaient guère ajouter à ce que savaient leurs âmes.

Ils se promenaient ensemble. Hélo quelquefois rapportait d’une
longue excursion Lilla toute fatiguée, si faible encore . . . .

Puis, un jour, des couleurs se mirent à ses joues ; les fraises
qu’elle mangeait dans les bois ne faisaient plus une tache rouge sur
ses lèvres, et peu à peu elle ressemblait à Hélo, gagnant son joli air
de fraicheur.

Les légères robes de la ville avaient été déchirées aux ronces des
sentiers, et un matin Hélo vit apparaître Lilla vêtue en petite
paysanne, coiffée d’un bonnet bleu à trois piéces, le court corsage
tout brodé, au dessus de la jupe sombre, coupée du tablier multi-
colore.

Et telle, elle lui semblait sienne. II lui avait pris la main pour la
première fois . . . . et en s’en allant vers le bois il l’avait tutoyée.

                                                Maintenant

                        180 Lilla

Maintenant que la santé était revenue à la petite fille, les enfants
faisaient la journée entière de longues excursions, les ascensions de
toutes les montagnes environnantes, et Hélo, tout fier, montrait à
sa petite amie son libre domaine planté de sapins, et où des fleurs
pâles comme des pétales de lune mettaient leurs taches claires sur,
le lourd tapis des mousses.

A la fin de juillet, la mère de Lilla avait décidé le départ pour
le dimanche prochain . . . .

Hélo avait passé le dernier jour entier prés de Lilla, puis
lorsqu’elle fut couchée, il était monté sur un inaccessible pic lui
cueillir un bouquet de roses de neige.

Et avec les fleurs dans les mains, semblable à quelque petite fée
des bois, toute rose de la santé revenue, elle lui avait envoyé un
baiser du haut de la voiture, puis elle s’était éloignée, éloignée
. . . . et là bas, au tournant du lac, elle venait de disparaître et
Hélo savait qu’il ne la reverrait plus . . . .

Hélo n’avait pas pleuré, aussi bien il sentait qu’il lui aurait fallu
pleurer toujours, car jamais il ne pourrait oublier Lilla, jamais se
consoler de ne plus la voir.

Et les soirs de lune, il s’asseyait devant la maison, sur le petit
bane où le premier jour ils étaient restés ensemble, puis doucement
il chantait et sa voix claire montait dans l’air pur, vibrait à l’écho
lointain et s’unissait à l’harmonie de la nuit.

Puis presque subitement vint l’hiver. Un matin Hélo vit
toute la campagne blanche de son calme tapis de neige. Et
de ne plus reconnaître ” leurs ” sentiers, de ne plus voir
” leurs ” buissons, la grande tache verte là haut de la pelouse où
ils s’asseyaient tous deux pour tresser des fleurs, Lilla lui avait
paru comme plus lointaine, partie dans un au-delà insaisissable à
jamais.

Et par les sentiers, dans les clairières, sur le pic tant élevé qu’ils

                                                avaient

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avaient regardé ensemble, partout sur la neige, Hélo traçait le nom
qui était dans son coeur, écrivait Lilla, Lilla, Lilla . . . .

Puis il retournait aux endroits où il avait gravé dans la neige le
nom chéri. Le vent insensiblement effaçait les lettres. Des em-
preintes d’écureuils brodaient des arabesques tout autour, parfois
emportaient une moitiee du mot . . . . et l’enfant recommençait,
écrivait à nouveau aux mêmes places. Lilla, Lilla, Lilla . . . .

Hélo vivait son souvenir, inconsolable, insensible à tout ce qui
n’était pas sa pensée, comme absent, toujours en idée prés de Lilla,
loin de ses camarades dont il ne partageait plus les jeux, loin de
ses parents tout tristes de son immense chagrin, désolés de le voir
pâlir tous les jours davantage . . . .

Et le sombre hiver s’éclaircit ; de la pluie tomba, puis la brume
voila longtemps l’horizon, enfin dans le soleil reparu la neige
acheva de fonclre. Les ruisseaux reprirent leur babil, et tous
portant la neige sur laquelle le nom était tracé, chantaient : Lilla,
Lilla, Lilla : mais chantaient si doucement qu’Hélo seul pouvait
entendre leur murmure.

Avec le printemps les oiseaux et les fleurs aussi revinrent.
Tout chantait autour de la petite cabane rouge ; les mousses de
nouveau s’étoilaient de fleurs pâles sous les grands sapins sombres,
et Hélo, toujours errant, meurtri de souvenir, était pâle main-
tenant, pâle lui aussi comme les délicats pétales éclos au soleil du
Nord.


        * * *


La lune se levait dans le ciel bleu, profondément bleu, tout
diamanté d’étoiles. Les ruisseaux brillaient discrètement parmi
les buissons, disaient Lilla, Lilla, Lilla, en se dépêchant vers le lac,
et Hélo entendait le nom aimé, écoutait au loin comme un

                                                froissement

                        182 Lilla

froissement de grelots lui semblait-il : la voiture peut-être qui la
ramenait . . . .

Un chant d’oiseau s’éleva dans le silence, deux notes douces et
tendres comme l’air de la nuit, répétaient Lilla, Lilla . . . . puis
des branches de sapin s’embrassèrent dans la brise du soir, et elles
aussi chuchottèrent Lilla . . . .

Hélo revenait de la montagne, marchait vers le lac, et lorsqu’il
fut au bord il vit sur l’eau un large tapis d’or que la lune y étendait,
un tapis qui veloutait la route vers là bas . . . . là bas où l’oiseau
appelait Lilla, Lilla, où les sapins baisaient le nom chéri, où les
ruisseaux couraient le porter . . . . où peut-être elle était. . . . .

Et au bord du lac des roseaux se froissaient, leurs longues
feuilles de soie murmurant Lilla, Lilla. . . . .

Hélo se pencha vers eux, écouta, et c’était si doux la musique
qu’il leur entendait, puis le tapis d’or l’appelait, et comme un
reproche, plus éloigné maintenant, il entendit l’oiseau Lilla, Lilla
. . Lilla . . . . alors il s’avança sur le tapis de lune . . . . et
disparut.

* * * * *


Jamais le lac ne rendit le petit corps frêle, les pâles joues de
fleurs, les grands yeux verts tout pensifs de l’image aimée . . . .
Et seulement pour que les parents puissent prier à la place où
Hélo avait disparu, des nénuphars, des iris et des myosotis pous-
sèrent prés des roseaux, formant une tombe de fleurs au dessus de
l’enfant qui dormait son dernier sommeil, bercé par les ruisseaux
chantant à jamais Lilla, Lilla, Lilla. . . . .

MLA citation:

Karageorgevitch, Prince Bojidar. “Lilla.” The Yellow Book, vol. 6, July 1895, pp. 178-82. Yellow Book Digital Edition, edited by Dennis Denisoff and Lorraine Janzen Kooistra, 2010-2014. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2020. https://1890s.ca/YBV6_karageorgevitch_lilla/