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Voyages dans les Yeux

Par Dauphin Meunier

VAISSEAUX, impatients à l’heure du départ
D’éployer 1’éventail de vos sillons de moire,
N’avez-vous pas de pauvres âmes sans histoire,
Des âmes comme nous éprises de hasard ?

Ne poursuivons-nous pas les mêmes rêves d’or ?
N’ai-je pas comme vous perdu la tramontane,
Interrogé le ciel et la mer océane,
Et touché terre hélas ! bien loin du Labrador. . . .

Mais aussi, loin des bords dont vous faisiez le tour,
J’aventurais alors mes périlleux voyages,
Voulant, pour découvrir le plus beau des rivages,
Des chemins qui n’aient pas ici-bas de retour.

__________

Ainsi, j’ai vu des yeux s’entr’ouvrir plus troublants
Que le soulèvement de la mer courroucée,
Ou calmes et sur qui la paupière abaissée
Semblait en son repos 1’aile des goëlands ;

                                                Des

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Des yeux noyés de nuit, opaques et profonds
Dans leur douleur muette ou leur obscure joie,
Comme 1’eau d’une mare insondée où tournoie
Parfois un ancien mort, surgi de ses bas-fonds ;

D’autres avaient si clairs leurs globes transparents !
D’autres, en leur couleur de pierre aventurine,
Comme on voit dans les flots la roche sous-marine,
Pour un visible écueil m’en cachaient de plus grands.

Sur ceux-là les sourcils recourbés doucement
Paraissaient 1’arc du ciel qui monte et puis décline,
Ou bien, épais et noirs, annonçaient la bruine,
Ou, rejoints et froncés, un long déchaìnement.

Et j’en ai vu, pareils à 1’anse d’un beau port,
Saluer mes couleurs d’éclatantes fanfares ;
J’apercevais de loin le feu certain des phares. . . .
Et je restai longtemps captif de leurs cils d’or.

__________

Ainsi, tantôt en proie au calme décevant,
Tantôt frêle jouet de vaines étendues,
Revenant sans fortune et mes peines perdues,
O vaisseaux ! comme vous j’ai naufragé souvent.

                                                Maintenant

                        Par Dauphin Meunier 285

Maintenant des yeux bleus dans leurs eaux m’ont ancré ;
Et si je voulais fuir, carène surannée,
Ces yeux d’un pur azur de Méditerranée,
Leurs digues retiendraient mon coeur désemparé.

Heureux vaisseaux, pressés de 1’heure du départ,
Eployez donc sans moi vos sillages de moire ;
Sans moi recommencez 1’aventureuse histoire
Des âmes vainement éprises de hasard.

MLA citation:

Meunier, Dauphin. “Voyages dans les Yeux.” The Yellow Book, vol. 7, October 1895, pp. 283-285. Yellow Book Digital Edition, edited by Dennis Denisoff and Lorraine Janzen Kooistra, 2010-2014. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2020. https://1890s.ca/YBV7_meunier_voyages/